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La promenade…


Madame Gaude habite à Langres.
Elle se prénomme Florence et elle a quatre-vingt douze ans. Elle est de petite taille – environ un mètre cinquante – et de constitution fragile. Elle a toujours vécu seule, dans un petit logement situé au n° 124 de la rue du Petit-Bie. Madame Gaude n’a pas d’amis. Tout au moins, on ne lui en connaît pas. Peut-être bien qu’elle n’en a même jamais eu. Eventuellement quelques vagues connaissances, comme Madame Lepion et Madame Chiche, croisées au moment des courses, pourraient vous la décrire plus en détail. Et encore… C’est dire combien Florence Gaude fait partie, à Langres, des anonymes parmi les anonymes.

En fin de journée, Florence aime se promener sur le rempart. Ce jour-là, elle se trouve au niveau de la Tour Saint-Ferjeux. Elle contemple le paysage. Le ciel est bas et les nuages sont couleur cendre. La luminosité est moins forte qu’à l’ordinaire. D’ici peu, un orage pourrait bien éclater. Florence se secoue et se dit que, si elle veut en profiter, elle ferait bien de s'activer. Elle prend la direction de la Porte Henri IV. Au bout d'une centaine de mètres, Florence tombe sur Madame Lepion et Madame Chiche…

– Tiens, bonsoir, Madame Gaude !
– Dites-donc ! Il est tard ! Qu’est-ce que vous faites ici, à cette heure ?

Florence répond, d’une voix douce et timide, qu’elle prend le frais avant que la nuit soit totalement tombée.

– Eh bien, vous n’avez plus guère de temps ! Dépêchez-vous, il fait déjà tout noir !
– En plus, avec l’orage, vous allez être trempée. Déjà, que vous n’êtes pas épaisse ! Vous finirez par tomber malade !
– Et puis, vous n’avez pas peur de vous promener comme ça, seule, le soir ? Ce n’est guère prudent. Avec tout ce qu’on voit !
– Ah, pour ça ! Avec le monde qu’on vit, on n’est plus à l’abri de rien. Suffit de lire les journaux !
– Et de regarder la télé !
– Moi, passé neuf heures, cric-crac ! Enfermée dans la maison et je n’en bouge plus !
– Faut être plus méfiante ! Qu’est-ce que vous feriez, si on vous agressait ? Hein ?
– Venez donc avec nous ! On rentrait, justement. Vous voulez qu’on vous raccompagne ?

Florence répond que non, ça va très bien comme ça, merci. Et elle ajoute que, de toute façon, elle ne va plus rester dehors encore très longtemps. Les deux commères s’éloignent. Dans son dos, Florence les entend échanger quelques propos malveillants sur son compte.
Ensuite, pendant un moment, Florence semble hésiter. Puis, elle se dit à elle-même :
– Oh, allez !!! Jusqu’à la Tour Piquante !
Elle se remet en route. Elle semble absorbée. En proie à de sombres réflexions.

Peu après la porte Henri IV, à l’endroit ou le rempart se resserre en remontant, Florence voit venir dans sa direction, le gros Lucien Fauchard !!! A toutes fins utiles, il faut savoir que Lucien Fauchard est une sorte de brute épaisse, réputée dans tout Langres comme étant capable de tout.
Les yeux écarquillés, Florence contemple cette montagne ambulante qui s’avance vers elle.
Frénétiquement, elle cherche en quel endroit elle pourrait bien s’esquiver. A sa droite, le rempart fait un décrochement. Aussi vite que possible, malgré ses jambes fatiguées, Florence s’y précipite et se recroqueville dans l’espoir de passer inaperçue. Elle ferme les yeux. Les pas qui se rapprochent font un bruit de tonnerre. Le gros Lucien respire comme un soufflet de forge… Florence bredouille à mi-voix :
– Du calme ! Reste calme ! Maîtrise-toi, ma fille !
Dans un grondement sourd, le gros Lucien passe à vive allure devant la cachette de Florence, en secouant les bras comme un marcheur olympique et en mugissant comme un taureau…
Florence reste dans la même position pendant plusieurs minutes. Puis, prudemment, elle se relève et regarde dans la direction où s’est éloigné le gros Lucien. Après une longue hésitation, Florence reprend son chemin…

L’émotion l’a un peu secouée. Elle a besoin d’aller doucement et de souffler. En plus, c’est l’endroit du rempart qu’elle préfère. A présent, la nuit est complètement tombée. Au loin, on entend faiblement l’orage. Apparemment, il ne semble pas décidé à s’installer sur Langres.
Florence Gaude arrive maintenant Place de la Crémaillère. Un individu, surgit de la ruelle de la Trésorerie… Florence tressaillit. Elle ne l’avait pas vu arriver. Elle jette un regard à la dérobée sur l’inconnu. L’éclairage public n’est pas suffisant pour qu’elle distingue ses traits. En tous cas, dans la pénombre, elle lui trouve l’air louche. Patibulaire, même. C’est sans doute un étranger. Malgré elle, Florence est prise d’un frisson. Elle continue à avancer, d’un pas mal assuré. L’homme lui emboîte le pas. Petit à petit, Florence accélère. Elle sent la sueur perler dans son cou. Derrière elle, les pas claquent sinistrement sur le pavé. Florence se met à trottiner. Les pas restent à égale distance. Sous l’effort, les yeux de Florence deviennent exorbités. Les pas sont toujours là. A présent, Florence court de toute la vitesse de ses petites jambes. Son cœur bat à cent à l’heure et un mince filet de bave coule à l’angle de sa bouche. Et soudain… Les pas se sont arrêtés !!!
Malgré tout, Florence continue, au même train, jusqu’à la motrice à crémaillère. Parvenue près de l'antique machine exposée aux touristes, Florence s’arrête brusquement. Elle est hors d’haleine. Elle regarde en arrière. L’inconnu semble paisiblement accoudé, à proximité de la table d’orientation.
Florence pousse un petit couinement agacé et fait entendre un claquement de langue… Elle murmure :
– Je ne vais jamais y arriver ! Ça va mal finir ! Je le sens ! Ça va mal finir !

Florence cherche à retrouver son calme. A cet instant, un petit binoclard, court sur pattes, débouche dans son dos en sifflotant. Florence plonge sous la locomotive !
Le promeneur s’étant éloigné, Florence ressort de dessous la machine en râlant :
– Il faut que je contrôle mes nerfs ! Il faut que je contrôle mes nerfs ! Bon, ça suffit, maintenant, la plaisanterie a assez duré ! Je rentre. Je vais repasser par la Place de l’Abbé Cordier. A partir de là, il y aura plus de monde. C’est moins risqué ! Allez !!!

Florence Gaude s’exécute. Elle repart d’un pas plus ferme. En débouchant sur la place, deux enfants, Jules et Louise, lui filent sous le nez à toute vitesse. Prise au dépourvu, Florence sursaute et peste :
– Ah, non ! Pas les gosses ! Pas les gosses ! C’est infernal ! Ils devraient être couchés à cette heure ! Que font les parents ? Que font les parents ?
Cette fois, Florence Gaude est très énervée. Elle avance à petit pas rageurs. Elle grommelle :
– C’est un monde ! Même pas pouvoir se promener en paix ! Incroyable !!!

Hélas, à l'angle opposé de la place, un homme fait brusquement irruption.
Florence a un hoquet de surprise. Puis, elle dévisage sévèrement l’inconnu. Manifestement, c’est un touriste. Un écossais, même, au vu du kilt. Il prend la parole, avec un accent très prononcé :
– Excuse-me my lady ! Je recherche un hôtel pour la nuit ! Pourriez-vous m’aider, please ?
C’est est trop, pour Florence Gaude !!! Elle sort un énorme poignard de son imperméable et assène cinquante coups de couteaux au malheureux, en hurlant :
– Raté !!! Raté !!! Raté !!! Encore raté ! Je n’y arriverai jamais !!! Jamais !!!

C’est dur de faire abstinence, quand on est tueuse en série…

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